Regarder le graphique du quotidien

ou comment les lignes structurent le vide ?

En ce début du mois de juin, j’ai obtenu le
Master Artiste-intervenante :
pratiques artistiques et actions sociales


La soutenance s’est très bien passée et le jury a beaucoup apprécié mon mémoire.

Ce mémoire de VAE a pour objectif de relier les différentes étapes de mon travail artistique et les interventions en arts plastiques depuis le seuil de ma pratique, il y a maintenant douze années. Les lignes et les éléments qui occupent notre quotidien sont mes principales sources d’inspiration. Jusqu’en 2019, j’ai vécu dans des grandes villes, telles que Bordeaux, Montpellier, Paris. Je me suis également déplacée à l’étranger m’installant durant quelques mois à Lima au Pérou, à Buenos-Aires en Argentine ou encore à Kyoto au Japon. J’observais principalement les bâtiments en construction, en démolition, les chantiers, le mouvement des grues dans le ciel. Progressivement, ce sont des éléments de la campagne, comme les graminées, les cailloux, les œufs, les barrières qui s’offrent à mon regard. L’activité humaine ou la nature produisent des formes qui s’inscrivent au centre de ma pratique.

La ligne de mes actions s’est déployée par le voyage, lequel a été un guide de mes expériences et de ma pensée de 2002 à 2016. En voyageant, je m’immergeais dans des cultures et des manières de faire qui apportaient comme une page blanche à mon regard et à mon esprit. Par exemple, lors de mon voyage en Amérique du Sud, les compositions de couleurs inattendues m’ont amenée à envisager différemment l’usage des teintes dans mes tableaux.

Ces temps longs de voyages ont été comme des intervalles durant lesquels le cheminement a eu pour moi une importance prépondérante. En marchant, j’ai découvert la diversité des pays que je traversais. En Inde, je partais au petit matin, et je cheminais au hasard des rizières pendant plusieurs heures. Puis à la mi-journée, je revenais à la petite ville de Bodh-Gaya en suivant les indications des paysans ou des travailleurs locaux. Durant ces temps de déambulation en solitaire, je me concentrais sur les lignes qui occupaient mon environnement. Des rangés des pousses de graines de riz, des fils électriques qui structurent le ciel, des maisons d’habitations apparaissant telles des formes géométriques au milieu des champs. À partir de mon voyage en Asie du Sud-Est, mon attention s’est particulièrement portée sur le lien entre la nature et les constructions urbaines. Je ne souhaite pas les distinguer, mais les englober dans une même attention. Au cours de mon deuxième séjour au Japon, j’ai réuni l’observation des plantes et des cartes. La botanique apporte une connaissance du vivant qui ne m’est pas familière et que j’ai tissée, peu à peu, avec un mode d’appréhension du réel qui m’est, à rebours, très familier : la carte.

Au Japon, les structures urbaines sont d’une complexité telle que se diriger dans une ville est ardue. Ainsi, des cartes sont disposées de manière régulière dans l’espace urbain, par exemple ; au dos des publicités, dans les épiceries, au début des rues, afin que les personnes puissent s’orienter par rapport au réel et non par rapport à la dénomination des rues, ardue et de peu d’aide, in fine, pour le passant (même Japonais !). A partir de cette expérience, je me suis approprié les principes de la cartographie pour structurer mes dessins, détournant notamment les lignes pour les faire redevenir abstraites. Les plans que je dessine n’ont, ainsi, pas de légende, et l’on ne sait pas de quelle ville ils sont issus. Ce méandre de traits provenant d’un objet très fonctionnel y perd son utilité première pour structurer ma pensée. Il apporte un jeu de lignes qui m’attire pour le rythme qu’il donne à la composition plastique. Cette dernière peut alors s’augmenter : j’y apporte de la souplesse par l’impression de coupes de bois. Je recouvre de pigments et d’eau une planche, puis j’y dispose une feuille, le fil du bois s’inscrit alors sur le papier. Le méandre de lignes peut faire penser au flot de nos pensées, qui vont d’éléments très prosaïques – ce que l’on va manger le soir-même – à d’autres plus métaphysiques – l’harmonie entre le plein et le vide.

En m’installant à la campagne, j’ai passé plusieurs mois à dessiner les végétaux jouxtant les chemins. Ces nombreuses esquisses ont orienté mon attention vers les graminées. Cette espèce a une forme graphique et une présence cosmopolite qui rentre en adéquation avec ma recherche. En outre, elle constitue la base des habitudes alimentaires de la majorité des populations sur l’entièreté de la planète.

Le quotidien agence le temps, les règles de vie en société font habiter ensemble dans un équilibre ténu. Si l’on observe en décalage nos habitudes, la perception de notre environnement évolue. Mes œuvres se dégagent du trivial pour révéler la simplicité et la poésie qui légendent l’anonyme. Par exemple, j’aime détourner des objets qui occupent notre quotidien, je photographie des objets banals, mais dans un nombre important, des rouleaux à pâtisserie, des fruits et légumes, des détritus. Ainsi, les propos de Mona Hatoum illustre parfaitement mon intention:

« Je veux créer une situation dans laquelle la réalité elle-même devient sujette à caution. Où chacun doit remettre en question ses préjugés et son rapport aux objets qui l’entourent » [1]

Cette multiplication de formes identiques et pourtant différentes attire mon regard.

Le rapport à la matière fonde ma pratique. Mes médiums sont le dessin, les actions in-situ et les installations. Les images que je crée dévoilent un enchevêtrement de lignes qui se superposent et s’accumulent tel un palimpseste. Le geste met en forme ma pensée avant même que je le conscientise. Mes œuvres s’inspirent librement des images qui m’entourent, elles sont issues des lignes présentent dans les bâtiments. Les parallèles des marquages au sol, les ronds des panneaux de signalisations, les triangles formés au hasard des lignes qui se rencontrent. Ces figures, je les mélange pour que le regard devine la forme d’origine sans que celle-ci soit trop distincte. La couleur apporte un lien à ce méandre de traits, souvent j’utilise une gamme de couleurs identiques. Il m’arrive aussi de jouer avec des contrastes. J’aime des couleurs vives et soutenues, je les trouve joyeuses, elles subliment la banalité des sujets que je traite.

Suite à l’exposition d’Emily Mast, Missing Missing à la Ferme du Buisson en 2015, l’artiste raconte qu’elle a décidé de ne plus produire d’œuvre plastique car ayant travaillé dans une galerie d’art, elle trouvait absurde de stocker des centaines de peintures ou dessins sans que le public y ait accès. Son constat m’a fait réfléchir à une autre manière de produire des œuvres. Les actions autour des fêtes populaires ont occupé trois années de ma pratique. Je crée des interactions en utilisant des temps connus de tous : les fêtes populaires. Les actions in-situ dans les espaces publics incluent les passants au cœur de ma pratique. Ces temps sont à mi-chemin entre l’artiste et l’intervenant, le public crée du lien et choisit le statut d’acteur ou de spectateur. Ces installations in situ favorisent la rencontre entre des  individus qui ne se connaissent pas. Lorsque je voyage, je m’adresse à des inconnus pour m’orienter, comprendre les spécificités culturelles, trouver où m’alimenter. En proposant ces actions dans l’espace urbain, je tente humblement de créer un fil invisible entre les citoyens. Tel un filigrane qui architecture les relations entre les humains, la notion de structure est l’axe sur lequel ma démarche artistique s’organise, qu’il s’agisse de structure sociale, urbaine ou végétale.

Actuellement, la cartographie et la botanique sont les piliers de mon travail. Les cartes synthétisent une vue d’ensemble en mettant en exergue des informations. L’aspect graphique de ces deux types d’informations relie les éléments anciens de mon travail et ceux à venir. Mes œuvres font des passerelles entre une multitude de données. Je trouve dans les œuvres de Lois Weinberger, qui sont littéralement des interfaces entre l’art et la nature, des ressources pour donner corps à mes investigations. L’image rhizomique synthétise pleinement ma pratique. Telles les plantes qui trouvent leurs nourritures en se développant dans le sol et dans l’air, mon travail trouve son inspiration dans l’observation des structures des poaceae (graminées) et des plans de ville. Je propose des liaisons entre les arts et les sciences, comme la biologie, l’architecture, la sociologie, la philosophie. Ces disciplines se rencontrent et se nourrissent les unes avec les autres. Elles se complètent apportant une diversité de gamme d’interprétation du monde dans lequel nous nous mouvons. En mixant des disciplines j’invite à la synchronie entre le geste et la pensée, à l’image du corps humain composé de différents organes qui ont tous leur utilité pour que la vie circule avec aisance. La problématique que je développe s’interroge sur la manière de regarder le graphique du quotidien, c’est-à-dire de comprendre comment les lignes structurent le vide. Je m’attellerai à dérouler le fil de ma pensée en faisant référence à la marche qui a été un des principaux moyens de locomotion au cours de mes voyages et de mon observation de la nature. Puis, je développerai la notion de quotidien en expliquant mes techniques de création par le geste, la matière et l’importance des couleurs dans mes œuvres. Ce quotidien est aussi présent dans les fêtes populaires qui sont des moments qui structurent le temps long d’une vie, de génération en génération. Le trivial se retrouve dans les paysages qui nous entourent. Qu’ils soient urbains ou ruraux, d’ici ou d’ailleurs, des similarités et des différences se font jour, qui jouent sur la structure de l’espace.  Je développerai dans la dernière partie de ce mémoire, l’aspect de rhizome qui tisse des liens entre des éléments pourtant distants. La structure fait naître un graphique associant des objets de nature très distincte et complémentaire ; les arts et les sciences, tels que la botanique et la cartographie. Dernière notion que j’aborderai, les cartes raccordent et sélectionnent les informations afin de faire des ponts sur le territoire et dans nos esprits.


[1] Mona Atoum, BOMB magazine n°63 printemps 1998.

Je vous souhaite un beau début d’été.

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